Pourquoi les retards d’investissement menacent-ils la productivité du secteur de la fabrication d’aliments et de boissons?

Nous pensions que les entreprises de fabrication d’aliments et de boissons du Canada amorceraient l’année 2025 avec l’intention d’investir et de prendre de l’expansion. Toutefois, les tensions commerciales et les nouveaux tarifs douaniers ont rapidement transformé l’optimisme en prudence. Les projets ont été suspendus, les investissements retardés et l’incertitude a monté en flèche. Si cette situation pose un défi aux activités actuelles, elle a également des répercussions à plus long terme, car l’investissement contribue à stimuler la croissance de la productivité. Le défi consiste maintenant à transformer cette pause en une occasion d’améliorer l’efficience, de renforcer les activités et de se préparer à une croissance future.
Les espoirs d’investissement étaient grands au début de l’année 2025
Au début de l’année 2025, l’ensemble du secteur canadien de la fabrication d’aliments et de boissons affichait un degré de confiance élevé. Les plans de dépenses d’investissement dans la construction, la machinerie et les équipements laissaient entrevoir une année de croissance des investissements. Les entreprises de fabrication d’aliments se préparaient à dépenser 14 % de plus qu’en 2024, en mettant l’accent sur la machinerie et l’équipement plutôt que sur les nouvelles constructions. De leur côté, les entreprises de fabrication de boissons se montraient plus prudentes, prévoyant une augmentation modeste de 0,5 % des dépenses, ce qui reflétait probablement le ralentissement du marché des boissons alcoolisées.
Nos prévisions des ventes du début de l’année indiquaient des perspectives mitigées pour les deux sous-secteurs, avec une légère augmentation pour les entreprises de fabrication d’aliments et une baisse pour les entreprises de fabrication de boissons. Ensemble, ces attentes laissaient croire que le ratio de dépenses d’investissement par rapport aux ventes augmenterait légèrement en 2025 (figure 1).
Figure 1 : Ratio des dépenses d’investissement par rapport aux ventes

Sources : Statistique Canada et Services économiques FAC
Ajoutant à l’optimisme, le secteur venait de connaître une impressionnante séquence de sept années de croissance des investissements directs étrangers (IDE) (figure 2). Même si les IDE entrants témoignent d’une forte confiance mondiale dans l’avenir du secteur, ils peuvent aussi soulever des préoccupations quant à la compétitivité des entreprises canadiennes. Toutefois, les multinationales établies à l’étranger apportent d’importants avantages. Par exemple, elles lient le secteur aux chaînes de valeur mondiales et aux possibilités d’exportation, et apportent des pratiques novatrices et productives.
Entre 2017 et 2024, les IDE dans la fabrication d’aliments et de boissons ont explosé de 130 %, soit plus de trois fois le rythme du secteur manufacturier en général. Non seulement le secteur attirait davantage de capitaux, mais la fabrication des aliments et des boissons accaparait aussi une part croissante des IDE totaux dans l’ensemble du secteur manufacturier.
Figure 2 : Un nombre croissant d’investisseurs étrangers s’intéressent au secteur canadien de la fabrication d’aliments et de boissons

Source : Statistique Canada
Dominés par d’importants investissements en provenance d’Europe, les IDE dans ce secteur ont atteint le chiffre impressionnant de 58,6 milliards de dollars en 2024, soit une augmentation de près de 20 % par rapport à 2023. Les données les plus récentes indiquent que les multinationales étrangères représentaient 45 % des recettes du secteur de la fabrication des aliments en 2022, 29 % des emplois en 2023 et 36 % du capital fixe brut en 2023. Si les IDE peuvent susciter la concurrence, ils génèrent également des retombées positives qui cadrent avec les objectifs continus du secteur canadien de la fabrication d’aliments et de boissons, à savoir l’innovation, la productivité et l’exportation de produits à valeur ajoutée.
Les tensions commerciales et les nouveaux tarifs douaniers ont rapidement modifié les attentes en 2025
Alors que l’année 2025 tire à sa fin, l’ambiance n’est plus la même. L’optimisme qui a marqué le début de l’année s’est estompé sous l’influence des tarifs douaniers, de l’incertitude commerciale et de la hausse des coûts. L’Enquête sur les perspectives des entreprises pour le troisième trimestre de la Banque du Canada révèle que, partout au pays, les entreprises freinent leurs investissements en raison de l’incertitude liée aux tarifs et aux échanges commerciaux qui pèse sur leurs perspectives. Les entreprises de fabrication d’aliments et de boissons sont quelque peu protégées contre les tarifs douaniers américains comparativement à d’autres secteurs manufacturiers, comme l’équipement de transport, mais cela ne signifie pas qu’elles sont à l’abri. Les échanges commerciaux restent incertains, pas seulement avec les États-Unis, et les conséquences se font sentir par l’augmentation du coût des intrants et la perturbation des flux commerciaux.
Par conséquent, les fortes prévisions de dépenses d’investissement du début de l’année 2025 ont peu de chances de se concrétiser dans la même mesure. En fait, certaines ont déjà été abandonnées. En janvier, un complexe de production de diesel renouvelable et de trituration de canola a été mis sur pause en raison de l’incertitude réglementaire et politique. Certaines entreprises ont fermé leurs installations de fabrication de boissons, car le climat économique général ne leur permettait plus d’être viables. D’autres entreprises ont déplacé leurs activités aux États-Unis, un autre signe des effets que peuvent avoir les pressions internationales sur les décisions d’investissement.
Les données récentes sur les entreprises pour l’année 2025 tendent à confirmer ce ralentissement anticipé, alors que nous attendons la publication des données complètes au début de 2026. Le nombre de nouvelles entreprises dans le secteur de la fabrication des aliments (c’est-à-dire des entreprises sans emploi antérieur dans ce secteur) a chuté de 14,9 % au premier semestre de 2025 pour revenir près des niveaux de 2019. Jusqu’à présent, seules 370 nouvelles entreprises ont été créées dans le secteur de la fabrication des aliments cette année, contre 442 en moyenne au cours des quatre années suivant la pandémie (c’est-à-dire entre 2021 et 2024). En proportion des entreprises actives, il s’agit de l’un des plus faibles taux enregistrés en dix ans, tout juste devant celui de 2020 (figure 3).
Figure 3 : Diminution du nombre de nouvelles entreprises au premier semestre de 2025

Source : Statistique Canada
La diminution des investissements ressentie à l’échelle du pays a des répercussions à long terme. L’incertitude freine l’investissement et plus elle durera, plus les conséquences sur la croissance et la productivité à long terme seront importantes. La Banque du Canada prévient que la faiblesse actuelle des investissements des entreprises risque de ralentir la productivité et de freiner la croissance future. C’est quelque chose que le secteur canadien de la fabrication d’aliments et de boissons, déjà aux prises avec une productivité stagnante depuis quelques années, ne peut pas se permettre.
Les coûts des reports sur la productivité
Comme nous l’avons souligné dans nos récentes perspectives économiques, la croissance soutenue de la productivité dépend en grande partie de l’augmentation des investissements des entreprises. Ainsi, les conséquences de l’affaiblissement des investissements vont bien au-delà des projets mis en attente cette année. Chaque report de projets et chaque mise à niveau d’équipement repoussée risque de freiner les gains de productivité futurs.
À titre d’exemple, nous pouvons examiner le lien entre le stock de capital et la productivité (figure 4). Les données sont très variables, mais au fil du temps, les périodes de croissance du stock de capital ont favorisé une productivité accrue de la main-d’œuvre dans le secteur de la fabrication d’aliments et de boissons. Cette situation s’explique par le fait que la machinerie moderne, des outils perfectionnés et l’amélioration des infrastructures permettent aux travailleurs et travailleuses d’en faire plus en moins de temps. Plus les outils sont mis à niveau fréquemment, plus l’efficience augmente. Cependant, comme l’équipement et les installations s’usent au fil du temps, il est essentiel d’investir continuellement dans de nouvelles immobilisations chaque année pour maintenir et faire croître ces stocks.
Figure 4 : Le stock de capital, un facteur clé de la croissance de la productivité de la main-d’œuvre dans le secteur de la fabrication d’aliments et de boissons

Source : Statistique Canada
C’est pourquoi le ralentissement des investissements prévu cette année est important. Puisque plusieurs grands projets sont mis sur la glace et qu’il est probable que les dépenses d’investissement globales soient inférieures aux attentes en début d’année, le secteur risque de prolonger une période de ralentissement de la croissance de la productivité. Chaque projet retardé et chaque expansion reportée peuvent avoir un effet cumulatif. Lorsque les entreprises ne modernisent pas leur machinerie ou n’augmentent pas leur capacité aujourd’hui, le stock de capital diminue et les gains de productivité qu’elles auraient pu réaliser sont reportés. Pour un secteur dont la production par travailleur est déjà faible, le temps perdu est un facteur important. Les outils dont les entreprises de fabrication d’aliments et de boissons ont besoin pour être concurrentielles à l’échelle mondiale, y compris l’automatisation, la numérisation et les améliorations de l’efficacité écoénergétique, reposent tous sur des dépenses d’investissement stables et prévisibles.
En conclusion
L’élan a été fort au début de l’année 2025, mais l’enthousiasme à l’égard des investissements s’est estompé au fil du temps. Il semble maintenant que le secteur devra attendre une année de plus avant de voir une croissance des investissements en capital. Or, l’attente a un coût. Un report de l’investissement peut faire reculer les gains de productivité qui contribuent à stimuler la compétitivité et la croissance du secteur au cours des années à venir.
Le ralentissement offre également une occasion de se préparer. Si de grandes dépenses d’investissement ne sont pas envisageables dans l’immédiat, les entreprises de fabrication peuvent toujours se concentrer sur la productivité par des moyens plus modestes et stratégiques. La réévaluation des activités, des fournisseurs et du coût des intrants ou encore l’exploration de nouveaux partenariats et marchés peut mener à des gains d’efficience importants.

Amanda Norris
Économiste principale
Amanda s’est jointe à FAC en 2024 en tant qu’économiste. Spécialisée dans l’industrie agroalimentaire, elle effectue également des recherches sur la gestion de l’offre et les tendances de consommation. Amanda était auparavant à Agriculture et Agroalimentaire Canada, où elle a acquis une vaste connaissance de l’économie, des techniques et du secteur en occupant divers postes, notamment ceux de conseillère en matière de politiques, de cheffe de projets et d’économiste.
Amanda est titulaire d’une maîtrise en économie de l’alimentation, de l’agriculture et des ressources de l’Université de Guelph. Elle est également membre du conseil d’administration de la Société canadienne d’agroéconomie, où elle promeut les activités de rayonnement et l’importance de la recherche en agriculture et agroalimentaire.
