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La chaîne d’approvisionnement en bière artisanale de l’Alberta : comment les brasseurs et les détaillants de la province ont survécu à 2020 (deuxième partie)

13 juill. 2021
13 min de lecture

La COVID-19 a fait des ravages dans presque tous les secteurs manufacturiers de l’Alberta l’an dernier. Cette série de quatre articles se penche sur les rouages économiques de l’une des nombreuses chaînes d’approvisionnement albertaines de l’orge à la bière. Nous cherchons à savoir comment les liens uniques qui unissent les brasseries artisanales à leurs consommateurs leur ont permis de se soustraire au poids de la crise, et nous tentons de mesurer l’envergure des répercussions de la pandémie dans l’industrie.

Le premier article étudie l’histoire du secteur pour comprendre comment les consommateurs en sont venus à prendre les commandes de la chaîne d’approvisionnement de la bière artisanale.

Le deuxième article explique comment une chaîne d’approvisionnement pilotée par la demande était particulièrement bien placée pour résister à certaines des pires répercussions de la COVID.

Le troisième article examine le rôle des malteries en tant qu’intermédiaire indispensable entre une brasserie artisanale et un producteur d’orge.

Le quatrième article démontre à quel point la pandémie de COVID-19 a modifié — ou pas — les façons de faire pour un producteur d’orge qui entretient des liens étroits avec un malteur de l’Alberta.

Qu’est-ce que la bière artisanale?

Le Canada définit la bière comme « le produit de la fermentation alcoolique par la levure et d’une infusion de malt d’orge ou de malt de blé et de houblon ou d’extrait de houblon dans de l’eau potable », et elle doit être brassée de manière que le résultat soit reconnu comme de la bière par son odeur, son goût et son caractère (Gouvernement du Canada, 2016).

Si la bière est de la bière parce que nous pensons que c’en est, il est plus difficile de définir les brasseries artisanales. Pour recevoir le sceau de l’Association des microbrasseries canadiennes (CCBA-AMBC), une brasserie doit être de petite taille – production de moins de 400 000 hl/an ou de moins de 85 millions de pintes. Elle doit également être indépendante, sans qu’aucune grande entreprise de boissons n’en soit l’actionnaire majoritaire. Mais ce n’est pas tout.

La CCBA‑AMBC représente les intérêts d’un secteur dont la culture est aussi importante que son produit. Elle estime que la microbrasserie, par définition, incarne l’authenticité, la communauté et la responsabilité environnementale. Les bières artisanales sont définies par les consommateurs, qui en apprécient la qualité, la fraîcheur et la saveur. Ces clients soutiennent le réinvestissement des brasseries dans leurs communautés.

Dans notre premier article, nous avons vu que la grande force du secteur des microbrasseries de l’Alberta réside dans les liens étroits qu’il entretient avec sa clientèle. Ce sont ces liens avec la communauté qui ont incité Charlie et Graeme Bredo à ouvrir Troubled Monk Brewery [en anglais seulement] à Red Deer. En juin 2015, ces deux frères passionnés de brassage à domicile ont ouvert leur bar avec brasserie artisanale d’une capacité de 3 000 hl par année. Depuis, ils ont agrandi leurs installations à de nombreuses reprises.

Charlie Bredo, président et cofondateur de la brasserie Troubled Monk à Red Deer (photo gracieuseté de Charlie Bredo).

Les bars aujourd’hui : un clin d’œil à une tradition séculaire

Ils ont pensé qu’un bar était le meilleur moyen d’apprendre à connaître leur clientèle, et vice versa. En ouvrant Troubled Monk, ils se sont connectés à une autre époque. En effet, les premiers bars de l’histoire étaient des auberges en bord de route, vers l’an 1300, destinées à la nouvelle classe de marchands et de négociants étrangers. Les fresques de moines qui festoient et le mobilier rustique de Troubled Monk évoquent cette histoire pour les clients qui apprécient ce genre de choses.

Chaque brasserie artisanale a son propre caractère, mais chacune représente aussi la force classique de l’économie à la demande. Les salles de dégustation permettent aux brasseurs de suivre l’évolution des préférences des consommateurs et de s’y adapter rapidement en proposant des profils de saveurs innovants. Les bars qui servaient de la bière fraîche généraient en moyenne 41 % des revenus d’une brasserie albertaine avant la pandémie. Ils étaient d’autant plus essentiels pour les nouvelles brasseries, pour qui la consommation sur place représentait en moyenne jusqu’à 64 % de leurs revenus avant la pandémie.

La brasserie artisanale Troubled Monk de Red Deer met en vedette de superbes meubles fabriqués à la main par le père de Charlie et Graeme.

Alors, comment un nouveau secteur avec de nombreuses jeunes pousses pouvait‑il faire face à une pandémie mondiale qui éliminait un point de vente stratégique et un lien direct avec les clients?

Que se passe-t-il lorsque l’impensable se produit?

Les brasseries artisanales de l’Alberta ont été confrontées à trois grands défis en 2020.

1. Les brasseries artisanales en Alberta sont un phénomène récent.

Au moment où on nous familiarisait avec les meilleurs épidémiologistes du pays, dix brasseries étaient en activité depuis moins d’un an. Par conséquent, les petites entreprises qui n’avaient pas eu le temps de faire une impression sur les consommateurs ont beaucoup souffert.

2. Les brasseries artisanales albertaines sont encore largement méconnues.

Rieley Kay, propriétaire du restaurant familial Cilantro and Chive (en anglais seulement), pense que le secteur peut faire plus. « Je crois fermement qu’il y a une énorme partie du marché qui est encore inexploitée avec des microbrasseries comme Red Heart et Stronghold qui sont dans de plus petites localités », dit‑il. « Elles peuvent inciter les habitants des grands centres à voyager et à venir explorer ces régions. »

Mais pour ce faire, les consommateurs doivent pouvoir sortir, se rendre dans les bars, essayer de nouvelles bières et découvrir de nouvelles brasseries. Les confinements et les fermetures créent un problème pour un secteur relativement peu connu.

3. Le climat économique s’est considérablement dégradé.

En Alberta, le taux de chômage a bondi à 15,5 % en mai 2020, contre 7,5 % avant la pandémie. Lorsque la COVID a entraîné la fermeture de l’économie, personne ne savait combien de temps ça durerait, qui aurait de l’argent à dépenser pour de l’alcool, ou comment on pourrait réaliser des ventes. Charlie, de Troubled Monk, compare la situation à un film de science‑fiction.

« C’était éprouvant pour les nerfs de voir que trois ou quatre semaines auparavant, tout était absolument normal et que, tout à coup, nous étions totalement coupés du monde », dit‑il. « On n’avait aucune idée de ce que cela signifiait ni aucune idée de la gravité de la situation ou de ce qui allait se passer. C’était très angoissant. »

À l’aube de l’apocalypse

Au début de la pandémie, certains observateurs de l’industrie ont prévenu qu’un tiers du secteur canadien des brasseries artisanales pourrait être anéanti. Ces brasseries sont, par définition, de petites entreprises, un secteur malmené par la COVID.

Ces inquiétudes étaient fondées. Selon une enquête de l’Association des microbrasseries canadiennes, 44 % des brasseries artisanales canadiennes ont signalé une baisse de leurs recettes de plus de 50 % d’une année sur l’autre pour le seul mois de mars 2020 et beaucoup s’attendaient à pire en avril. Le secteur a estimé que les brasseries artisanales disposaient en moyenne de trois mois de liquidités. Anheuser‑Busch InBev et Molson Coors ont toutes deux fait état d’une baisse de leurs ventes, mais leurs réserves financières beaucoup plus importantes offraient une meilleure protection. Il n’est donc pas surprenant qu’à l’échelle nationale, environ 5 % des brasseries artisanales aient déclaré avoir été contraintes de fermer temporairement leurs portes au début de la pandémie, et que 14 % d’entre elles aient déclaré que leur avenir était très incertain.

Les défis ne se sont pas arrêtés là. Dans l’ensemble, les producteurs de bière sont depuis longtemps confrontés à des difficultés, car de plus en plus d’adultes se tournent vers d’autres boissons alcoolisées ou renoncent à l’alcool. Pour aggraver la situation, l’Alberta est la seule province canadienne où la vente d’alcool est privatisée. Les brasseries artisanales y sont en concurrence les unes avec les autres et, bien sûr, avec les grands brasseurs et les marques étrangères. Mais ils doivent faire face à un nombre plus élevé et à une plus grande sélection de bières artisanales importées de tout le Canada que les brasseurs artisanaux de toute autre province.

Dans l’ensemble, le secteur des brasseries artisanales de l’Alberta a dû livrer de nombreux combats en 2020, dont la plupart ont été ardus. Pourtant, s’il y a eu des pertes et beaucoup d’angoisse, c’est aussi et surtout une histoire de réussite. La calamité que beaucoup considéraient comme imminente ne s’est jamais matérialisée. En 2019, 120 brasseurs étaient enregistrés en Alberta et en 2020, ce chiffre a grimpé à 128, soit un gain de 6,67 %. Voici comment le secteur a évité la catastrophe.

Des microbrasseries en pleine croissance dans un marché en déclin

La baisse générale des ventes de bière n’est pas une surprise. De plus, on s’attend à une croissance des ventes des bières artisanales parallèlement à une baisse des ventes sur le marché canadien de l’alcool. En effet, la croissance continue des revenus au Canada finit par réduire la consommation générale de bière commerciale, les consommateurs optant plutôt pour le vin, les spiritueux ou les bières artisanales. Le vieillissement de la population réduit également la consommation dans l’ensemble. La population canadienne compte aujourd’hui moins d’hommes âgés de 18 à 40 ans — les plus grands consommateurs de bière — que dans les années 70 et 80, lorsque la consommation de bière était à son apogée.

Vous voulez en savoir plus sur la bière? Ce guide peut vous être utile.

Mais les bières artisanales, même à des prix plus élevés, peuvent encore séduire les consommateurs plus âgés, même si leur consommation d’autres bières diminue. De plus, beaucoup de jeunes consommateurs boivent moins de bière qu’auparavant et sont prêts à payer plus cher par unité, malgré un revenu disponible inférieur à celui de leurs aînés.

Bien des choses ont changé avec la pandémie

En termes économiques, la bière est un bien « procyclique normal », c’est‑à‑dire que sa consommation augmente en période de prospérité et diminue en période de difficulté, bien que les variations dans l’une ou l’autre direction soient généralement faibles. Mais les ventes de bière commerciale et de bière artisanale réagissent différemment à la disponibilité des revenus, et personne ne savait à quoi s’attendre en cas de pandémie.

La valeur globale des ventes des brasseries au Canada a connu une hausse impressionnante de 5,0 % en 2020, principalement en raison de la croissance des ventes des brasseries artisanales. Mais bien que la réduction des volumes sur le long terme se soit poursuivie – le volume total de bière a diminué de 1,7 % au cours de l’année 2019‑2020 – les ventes de bière inspirées par la COVID reflètent une autre tendance importante. La pandémie a stimulé la tendance à l’achat local. Les Canadiennes et les Canadiens ont acheté davantage de bière fabriquée au pays l’an dernier et, par conséquent, les volumes de bière canadienne vendus au détail ont augmenté de 0,8 %, tandis que les volumes de bière importée ont diminué de 14,0 %.

Quand on a besoin de ses amis : les consommateurs de bière artisanale face à la COVID

Que fait un secteur relativement peu connu lorsque ses clients cibles ne peuvent plus venir à lui? Pour réussir, il doit trouver des moyens de les rejoindre malgré les restrictions. Le secteur de la bière artisanale est peut‑être composé de petites entreprises, ce qui constitue un désavantage certain en cas de pandémie, mais sa capacité à créer des liens avec les consommateurs est l’une de ses principales forces. D’une certaine manière, le secteur était parfaitement adapté pour faire face aux défis posés par la COVID. C’était aux brasseurs individuels et aux détaillants de se distinguer par leur esprit d’entreprise – une qualité qui caractérise ce secteur – pour relever le défi.

Selon Blair Berdusco, directrice générale de l’association des microbrasseries de l’Alberta (en anglais seulement), « ceux qui ont ouvert leurs portes à la fin de 2019 et au début de 2020 ont eu beaucoup plus de difficultés », a‑t‑elle déclaré. « Mais la population était enthousiaste à l’idée de voir des brasseries artisanales, où qu’elles se trouvent ».

En d’autres termes, pendant la pandémie, le terme « local » a été généralisé à « l’Alberta ». Selon Mme Berdusco, « cela faisait partie de l’effort collectif de voir ces entreprises du nord, du sud, d’ailleurs, réussir au même titre. »

Trois réactions au choc de la pandémie

Après l’annonce du confinement le 17 mars 2020, les brasseurs individuels se sont démenés pour trouver des moyens d’acheminer leurs produits aux consommateurs. Hans Doef, de Blindman Brewing, explique que son équipe de vente et de marketing a pivoté pour effectuer des livraisons. Comme il n’était pas possible de se rendre dans les restaurants et autres points de vente au détail, les membres de l’équipe sont devenus le lien direct avec le consommateur une fois que la livraison à domicile est devenue possible. Ainsi, la brasserie a pu conserver son personnel, répondre à un besoin croissant de la clientèle et maintenir les relations d’affaires.

Charlie Bredo, de Troubled Monk, s’est tourné lui aussi vers les livraisons à domicile et la vente de désinfectant pour les mains. Ils se sont appuyés sur le réseau des membres de la communauté par l’entremise des médias sociaux pour rester en contact lorsque le bar était fermé. Leurs clients commandaient en ligne ou se rendaient directement chez le brasseur pour acheter et emporter.

Rieley Kay, de Cilantro and Chive, est catégorique : « Je pense que la pandémie a vraiment fait prendre conscience de ce qui est à la portée de la main et a poussé les gens à innover plus qu’ils ne l’auraient fait normalement. Nos clients sont plus informés sur la bière artisanale et plus enclins à explorer qu’auparavant. »

Rieley Kay, copropriétaire de Cilantro and Chive à Lacombe, tire une bière froide. Ce restaurant spécialisé propose une vaste sélection de bières de toute l’Alberta, dont beaucoup sont au menu.

« Et nous prenons contact », dit M. Kay. « Nous avons des relations avec de nombreux restaurants, fournisseurs alimentaires, producteurs et nos amis brasseurs – nous pouvons avoir un dialogue sur ce qu’ils voient dans l’industrie. Je pense que cela se résume en grande partie à cette communication et à ce dialogue autour de la brasserie, des gens, de l’expérience que l’on peut avoir dans ces brasseries artisanales et dans notre propre arrière‑cour. »

Dans cet esprit de dialogue, Far Out Exporters une entreprise d’exportation de bière artisanale, de spiritueux et de malt de Calgary, s’attache à faire en sorte que le Canada exporte bien plus que de l’orge au‑delà de ses frontières. Bien que l’entreprise se concentre sur les brasseries artisanales albertaines, elle commercialise aussi des produits de tout le Canada. Pour Blair Berdusco de l’ASBA, « c’est une occasion fantastique ».

« Les exportations vont se développer au cours des prochaines années, car beaucoup de nos brasseries sont en plein essor », dit‑elle. L’un des résultats de la pandémie est la production de bière par des collectifs de brasseurs. Les réseaux serrés du secteur ont rendu cela possible et seront peut‑être le catalyseur de nouvelles exportations. Il y a beaucoup de bonnes bières brassées en Alberta aujourd’hui. En 2020, l’une d’entre elles a même reçu le prix de la meilleure bière du monde.

« Je pense que l’occasion est vraiment idéale pour que l’Alberta devienne une vitrine internationale pour promouvoir les ingrédients bruts issus de la production locale », dit‑elle. « Le simple fait de savoir que les gens veulent déjà les ingrédients et les produits qui entrent dans la composition de notre bière renforce notre position », dit‑elle.

Une science à maîtriser, un art à respecter

Au cœur de la réussite de l’Alberta se trouve un petit noyau doré de délices sucrés. L’évolution de l’industrie du maltage, qui produit aujourd’hui des malts délicieux et constants, a jeté les bases d’un secteur artisanal prospère. Elle a permis aux brasseries artisanales d’apporter la même constance à leurs produits que celle ayant autrefois engendré le succès mondial des grands brasseurs. Si l’orge maltée de haute qualité est l’ingrédient pas si secret des brasseries artisanales, les malteurs canadiens sont le lien essentiel entre le brasseur et le producteur d’orge.

La semaine prochaine, dans notre troisième article, nous nous intéresserons à Rahr Malting et Red Shed Malting (les deux liens mènent à du contenu en anglais seulement), deux acteurs essentiels de la chaîne d’approvisionnement en bière artisanale de l’Ouest canadien.

Martha Roberts

Rédactrice économique

Membre de l’équipe des Services économiques depuis 2013, Martha Roberts est une spécialiste en recherche qui étudie les risques et les facteurs de réussite pour les producteurs agricoles et les agroentreprises. Martha compte 25 années d’expérience dans la réalisation de recherches qualitatives et quantitatives et la communication des résultats aux spécialistes de l’industrie. Elle est titulaire d’une maîtrise en sociologie de l’Université Queen’s à Kingston, en Ontario, et d’une maîtrise en beaux-arts en écriture non fictive de l’Université de King’s College.