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Chaîne d’approvisionnement de la bière artisanale de l’Alberta : les consommateurs sont maintenant aux commandes (première partie)

6 juill. 2021
12 min de lecture

Bienvenue au premier article d’une série de quatre sur la chaîne d’approvisionnement de la bière artisanale de l’Alberta. Avant la pandémie, elle était l’un des secteurs de la bière affichant la plus forte croissance au Canada – un marché tiré par la demande des consommateurs. Il reste à savoir si la demande sera suffisante pour soutenir sa croissance en temps normal et sa survie en temps de pandémie mondiale.

Ce billet examine l’histoire du secteur pour comprendre comment les consommateurs en sont venus à dynamiser les marchés mondiaux de la bière.

Lorsque Jessica Shumlich et Dan Anderson se sont mariés en 2012, à Vulcan, en Alberta, ils ont offert à leurs invités une sélection de bières artisanales fabriquées par Wild Rose Brewery. C’était une façon pour ce jeune couple de rendre cet événement encore plus spécial tout en soutenant l’une de leurs entreprises préférées du secteur émergent des microbrasseries de la province.

« On adore la bière », explique Jessica. « Et on voulait, autant que possible, s’approvisionner auprès de fournisseurs locaux. La brasserie artisanale locale à ce moment-là était Wild Rose et on était tellement ravis de pouvoir acheter des tonneaux directement des propriétaires. »

En 2012, l’Alberta comptait 14 brasseries artisanales. Si le jeune couple s’était marié huit ans plus tard, il aurait pu choisir parmi 128 brasseries artisanales.

À l’époque, le secteur de la bière artisanale de l’Alberta avait du rattrapage à faire. Au Canada, le secteur était passé d’une dizaine de microbrasseries (en anglais seulement) dans les années 1980 à 242 brasseries en 2012. L’expansion du secteur de la bière artisanale en Alberta a progressé plus lentement que dans les autres provinces jusqu’à l’abrogation en 2013 de la réglementation limitant la production artisanale. Le secteur de la bière artisanale en Alberta est peut-être jeune, mais il est maintenant évident que son dynamisme, son âme et sa sélection compensent sa courte histoire.

Un bon moment à déguster des bières savoureuses : Dan Anderson et sa famille à la salle de dégustation de Blindman Brewing à Lacombe, en Alberta (novembre 2019).

Le choix no 1 au Canada

La broue, qui était auparavant associée à la classe ouvrière en Europe, jouit maintenant d’une crédibilité de marché enviable en Alberta. Et c’est d’ailleurs le cas partout au pays où la bière est de loin la boisson alcoolisée préférée des consommateurs.

En 2019-2020 (les données les plus récentes), les ventes de bière représentaient 69,7  % des ventes totales de boissons alcoolisées au Canada selon le volume, et 38,1 % des ventes totales selon la valeur. Dans l’ensemble, les Canadiens consomment plus de bière, en volume et en valeur, que de vin, de spiritueux et de panachés depuis des décennies. Le segment de la bière artisanale est encore relativement petit, représentant environ 10,0 % des ventes totales de bière, mais sa récente croissance crée un engouement dans un marché qui est pourtant bel et bien en déclin.

La consommation de bière au Canada a diminué de 11,0 % depuis 2008. Elle a reculé de 1,4 % au cours de l’année commerciale 2019-2020 en glissement annuel. Pendant la même période, le nombre de brasseries a grimpé de 8,0 % et cette impressionnante croissance est attribuable uniquement aux brasseries artisanales.

La demande des consommateurs a stimulé la croissance.

  • Le premier billet explique comment.

  • Le deuxième billet portera sur la manière dont les consommateurs influencent la dynamique économique des brasseurs et des détaillants.

  • Le troisième billet examinera le rôle central des malteurs.

  • Le quatrième billet expliquera comment les préférences des consommateurs en temps de pandémie influencent les décisions des producteurs canadiens d’orge.

Faites connaissance avec les consommateurs au cœur du marché

Fondée par Hans Doef et ses partenaires, la brasserie Blindman Brewing a ouvert ses portes à Lacombe, en Alberta, en 2016. Cette année-là, six autres microbrasseries ont vu le jour en Alberta, portant le nombre de brasseries artisanales dans la province à 31. En 2019, Blindman Brewing se classait parmi les 10 plus importantes microbrasseries en Alberta, selon le volume. Elle a également réussi à élargir régulièrement ses activités.

Des bières parmi les meilleures : Hans Doef accueille des clients à Blindman Brewing, à Lacombe, en Alberta.

Jessica et Dan sont visité cette brasserie pour la première fois en novembre 2019. « J’étais emballée d’aller à une brasserie où je n’étais jamais allée avant », affirmait Jessica. « Parce que chaque endroit a un cachet et un caractère différent. C’est sympa. On se sent chez soi et on est bien accueillis quand on va à ce genre d’établissements. »

Tous les amateurs de bière artisanale partagent ce sentiment. Ils s’intéressent aux maîtres brasseurs et à leur cheminement ainsi qu’à leurs racines qui sont bien ancrées dans les traditions locales et dans leurs collectivités. Visiter l’endroit où la bière est fabriquée est un peu comme un pèlerinage pour eux.

Marché mué par la demande plutôt que par la pression de l’offre

Un très petit nombre de multinationales produisent des bières similaires commercialisées sous différentes marques qu’elles vendent « sous pression » à des millions de consommateurs dans le monde. Les consommateurs n’ont pas de relation directe avec ces grands brasseurs et n’exercent aucune influence sur la bière produite ou la façon dont elle est fabriquée. Bien qu’ils soient invités à visiter leurs énormes usines de production, l’expérience est loin d’être comparable à la possibilité de déguster une broue en compagnie de la personne qu’il l’a produite. Dans les brasseries et les salles de dégustation locales, les clients ont un lien de proximité direct avec les responsables de la production. En consommant de la bière artisanale, Dan et Jessica ont l’impression que leurs préférences et leurs opinions sont prises en compte.

« Lorsqu’on fréquente un endroit petit et intime, on apprend à connaître les gens qui y travaillent », explique Jessica. « Notre brasseur local va me dire : “J’essaie une nouvelle variété de houblon” ou encore, “avez-vous essayé la nouvelle bière pression qu’on a commencé à servir hier?”. Il demande notre opinion et on finit par développer un sentiment d’appartenance », poursuit-elle.

C’est de cette manière que les consommateurs en viennent à « inciter » les détaillants et les brasseurs à ce qu’ils leur offrent des produits qui ont les attributs et les caractéristiques qu’ils recherchent. Les produits hautement différenciés — ce qui distingue la bière artisanale — peuvent être vendus à un prix supérieur grâce à leurs caractéristiques particulières.

Le fonctionnement des stratégies de pression et d’attraction

En termes économiques, une chaîne d’approvisionnement axée sur la stratégie de pression (muée par l’offre) mise davantage sur le rôle des entreprises en amont. Pensez aux géants de l’industrie brassicole et de l’industrie pétrolière. Ces entreprises orientent la production en fonction de la demande à long terme et basent leurs projections sur l’historique des ventes. Lorsque la demande actuelle est plus élevée ou plus faible que la demande prévue, elles ajustent les prix en vue d’atteindre un équilibre. La stratégie d’incitation mise souvent sur les économies d’échelle. La structure du marché elle-même limite le nombre d’entreprises capables de fabriquer un produit de qualité comparable à un coût concurrentiel.

Dans un marché axé sur la stratégie d’attraction (mué par la demande) comme celui de la bière artisanale, tous les maillons de la chaîne sont à l’écoute du consommateur. Un tel marché dépend de systèmes et de relations d’affaires qui permettent aux producteurs de connaître la demande en temps réel. La communication rapide d’informations au sein du réseau de clients, de fournisseurs et des employés permet à la chaîne d’ajuster immédiatement la production selon les préférences des clients. Ces entreprises orientent la production en fonction de la demande à court terme. Pour cette raison, la production et la quantité de stocks dans ces chaînes d’approvisionnement sont beaucoup moins importantes que dans les chaînes muées par l’offre. L’accent est mis sur l’expérience client.

LA Liquor, à Lacombe, en Alberta, offre une sélection de bières artisanales et d’hydromel en fût.

À l’échelle mondiale comme à l’échelle nationale, les ventes de bière sont dominées par les multinationales. La transformation d’un modèle dominant mué par l’offre au modèle actuel mué par la demande qu’est celui de la bière artisanale est l’aboutissement d’un enchaînement extraordinaire de coïncidences, de découvertes étonnantes en science et en génie, de coups de génie en marketing et d’une consolidation mondiale fulgurante s’échelonnant sur plusieurs décennies. Et tout a commencé avec la levure.

Le brassage : un mariage entre l’art et la science

L’avantage de la bière tient à sa simplicité. Pour en fabriquer, il ne faut que trois ingrédients faciles à obtenir : de l’eau, des céréales fermentées et de la levure. Des agents aromatisants peuvent être ajoutés pour rehausser la saveur.

Cela dit, même si le processus semble simple en théorie, il n’est vraiment pas facile de brasser de la bière savoureuse à tout coup. Pour être commercialement viable, un brasseur doit être en mesure d’offrir à ses clients une bière salubre, savoureuse et prévisible. La possibilité d’acheter et de consommer le même produit acheté auparavant réduit le risque pour l’acheteur, mais ce développement est assez récent pour un produit vieux de plusieurs milliers d’années.

La stout et l’ale de l’Ancien Monde

Les premières bières ressemblaient aux ales d’aujourd’hui. Ces bières d’une couleur riche et à saveur prononcée étaient fabriquées à l’aide d’un processus de fermentation rapide, ce qui était essentiel à une époque où il n’y avait pas de réfrigération à longueur d’année. L’utilisation de levure d’ale forçait les brasseurs à produire et à commercialiser rapidement leur bière avant qu’elle ne se détériore puisque cette levure s’active seulement à une température relativement élevée et qu’elle rend le brassage particulièrement difficile. À moins qu’elle eût été brassée par un maître brasseur, la production de bière donnait des résultats très imprévisibles.

Cela allait changer au début des années 1800 lorsque des scientifiques ont découvert une autre variété de levure qui la rendait capable de produire de l’alcool de manière plus fiable. Lors de la fermentation des ales traditionnelles, la levure monte à la surface du brassin. La découverte de la fermentation basse n’était rien de moins que révolutionnaire, permettant la production commercialement viable d’une famille de bières tout à fait différente.

La fermentation basse pousse les ales traditionnelles au fond du baril

Le nouveau processus de fermentation était prévisible, mais il prenait beaucoup plus de temps et, comme le brassin devait être maintenu à une température froide, de très grandes chambres froides coûteuses étaient nécessaires. Les Européens réussissaient déjà à en produire dans des grottes souterraines ou pendant l’hiver, mais ils étaient incapables d’en produire à longueur d’année de façon fiable. L’invention de la réfrigération en 1876 a changé la donne.

La nouvelle bière produite par fermentation basse était dorée et douce. Comportant une robe et une saveur différentes des ales riches et fortes de jadis, elle a été nommée « lager », ce qui veut dire « entreposage » en allemand. Les amateurs de bière adoraient cette nouvelle broue et le statut que sa consommation conférait. Et grâce à l’invention du verre, des bouteilles en verre et des bouchons de liège peu de temps après, on pouvait maintenant voir l’élixir doré que l’on dégustait. La fermentation basse n’avait pas seulement permis de réinventer le processus ancestral de production de la bière; elle avait également ouvert la voie aux marchés monstres de la bière d’aujourd’hui et, sans aucun doute, modifié définitivement les tendances de l’offre et de la demande de boissons alcoolisées à l’échelle mondiale.

De la lager pour le peuple

Pendant la première moitié des années 1900, l’Europe a continuellement accru sa production de lager, mais une grande partie de son infrastructure de brassage a été détruite pendant les deux guerres mondiales. Pour cette raison, cette période a été marquée par de nombreuses fusions et acquisitions. Au fil du temps, seules les plus grandes brasseries avaient les moyens de construire les grandes installations réfrigérées nécessaires à la production de lager.

À l’image de l’Europe, le Canada a aussi connu une vague de consolidation qui a commencé lorsque le mouvement de tempérance vers la fin des années 1870 et la prohibition aux États-Unis (1920-1933) a eu raison de centaines de brasseurs. Aux États-Unis, les deux guerres mondiales, jumelées à la sécheresse des années 1930, ont entraîné le rationnement des céréales comme le blé et l’orge, limitant leur utilisation. La production de bière traditionnelle a ralenti et la baisse de profits qui s’en est suivie a forcé de nombreux brasseurs traditionnels à fermer boutique. La bière traditionnelle fut graduellement remplacée par la lager fabriquée avec des grains crus comme le riz et le maïs.

Alors que la production d’ale diminuait, les consommateurs américains commençaient à prendre goût à ces bières de grains crus qui étaient plus légères que les lagers produites ailleurs avec du blé et de l’orge. La croissance potentielle du marché américain n’a pas échappé aux brasseurs multinationaux, lesquels gagnaient rapidement des parts de marchés mondiales. De 1947 à 1995, les ventes de bière aux États-Unis ont doublé alors que le nombre de brasseries traditionnelles est passé de 421 à 22. La production des cinq plus importants brasseurs est passée de 19 % de la production totale en 1947 à 87 % en 2001.

L’avènement de la télévision dans les années 1950 a renforcé davantage la dominance des grands brasseurs en Amérique du Nord. Vers le milieu des années 1900, la popularité des régimes faibles en gras a fait en sorte qu’il était un jeu d’enfant de promouvoir la fameuse bière légère des États-Unis par ce nouveau média. Offrant les avantages du marketing de masse à tous ceux qui en avaient les moyens, la télévision a contribué à introduire la période glorieuse de la bière industrielle.

Dans les années 1970, les grands brasseurs multinationaux avaient entre les mains un produit savoureux et constant que les consommateurs adoraient. Seuls ces brasseurs avaient les moyens de faire passer des annonces publicitaires à la télévision dans tout le pays au moment où leur public cible, soit les hommes de 18 à 44 ans de la génération des baby-boomers, était plus nombreux que jamais. Cette occasion en or pour les géants de la bière a presque fait tomber l’ale dans l’oubli.

Cela a duré jusqu’aux années 1980, au moment où une masse critique de consommateurs a trouvé le moyen de lutter contre le statu quo en changeant les lois qui encadrent la production. La nouvelle possibilité de produire de la bière à la maison, puis dans des microbrasseries, a fait passer les acheteurs de bière de consommateurs passifs à acteurs du marché influents partout dans les Prairies. Ou du moins, ce fut le cas jusqu’en 2020.

La question qui se pose maintenant est la suivante : bien que la transformation du secteur vers un marché mué par la demande ait été très bien réussie et qu’elle ait ouvert des possibilités de croissance, ses éléments uniques sont-ils suffisants pour surmonter les dommages causés par la COVID-19?

Martha Roberts

Rédactrice économique

Membre de l’équipe des Services économiques depuis 2013, Martha Roberts est une spécialiste en recherche qui étudie les risques et les facteurs de réussite pour les producteurs agricoles et les agroentreprises. Martha compte 25 années d’expérience dans la réalisation de recherches qualitatives et quantitatives et la communication des résultats aux spécialistes de l’industrie. Elle est titulaire d’une maîtrise en sociologie de l’Université Queen’s à Kingston, en Ontario, et d’une maîtrise en beaux-arts en écriture non fictive de l’Université de King’s College.